Chapitre 14
Je retrouvai Jaime dans le vestibule tandis qu’elle revenait de son spectacle. Comme le salon d’affaires était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle trouva facilement l’adresse de la prison. Je m’en emparai et partis.
Pour atteindre la prison d’Amanda Sullivan, je devais parcourir vingt-quatre kilomètres à pied à partir du point de chute de la ville. Je fis une grande partie du trajet en trottinant. J’avais besoin de me dégourdir les jambes et de chasser cette vague impression de claustrophobie qui me gagne quand je reste trop longtemps au même endroit. Après avoir lu ces articles, l’inactivité n’était pas la seule chose qui me fasse avancer. D’après les Parques, la nixe frappait toujours à quelques années d’écart, ce qui me donnait l’illusion d’avoir largement le temps. Peut-être l’avaient-elles fait intentionnellement, pour que je ne me sente pas sous pression et ne bâcle pas la tâche, mais ces articles m’avaient rendue douloureusement consciente que ce n’était pas parce que la nixe frappait tous les deux ans qu’elle n’était pas en liberté en ce moment même, en train de recruter sa nouvelle partenaire.
J’atteignis la prison dans la matinée. J’entrai par la porte des visiteurs. Mais je parvins à éviter le contrôle de sécurité. Ce qui était d’autant plus appréciable qu’il y avait la queue.
Je franchis discrètement le détecteur de métaux, dépassant les deux femmes qui se trouvaient au début de la queue. Elles étaient toutes deux plus âgées que moi, l’une approchant de la cinquantaine, l’autre l’ayant dépassée. Des mères de détenus, devinai-je à leur apparence.
La plus âgée levait le menton bien haut, affichant un air de défi, persuadée qu’on avait commis une terrible erreur, que son enfant était innocent et que quelqu’un allait payer pour ce simulacre de justice. La plus jeune baissait la tête et répondait aux questions du garde avec un murmure poli et un sourire triste mais sans croiser le regard de quiconque. La culpabilité d’une mère qui voit son enfant en prison et s’en attribue la faute, sans trop savoir ce qu’elle a fait, mais certaine d’avoir fait quelque chose – c’était peut-être ce verre de vin lors de son premier trimestre de grossesse ou cette réunion parents-profs qu’elle avait manquée en primaire, un minuscule oubli parental qui avait conduit à ça.
Je les dépassai et entrai dans la salle d’attente – une pièce uniformément grise et sans fenêtre qui annonçait : « On préférerait franchement que vous ne veniez pas, mais si vous y tenez, ne vous attendez pas au Hilton. » Des sièges miteux de vinyle rouge constellaient la pièce comme une poussée de varicelle. Des rebuts des ventes de charité, à en juger par leur apparence. Oui, il y a des choses dont même les ventes de charité ne veulent pas. À voir les visiteurs contourner ces sièges en gardant leurs distances, eux non plus ne voulaient pas y toucher.
En traversant la pièce, je passai devant des conjoints, des amoureux et des amis en train de patienter… impatients de voir leurs proches ou d’en finir avec cette visite de politesse. Dans le coin opposé, près du poste de garde, se tenait un groupe de gamins en âge d’être étudiants, de sexe masculin pour la plupart. Leur insigne les désignait comme des visiteurs de l’école de police de l’État. Plutôt que de retourner leurs insignes ou de les cacher sous leur veste, ils les affichaient bien visiblement, afin qu’on ne les confonde pas avec de véritables visiteurs, des gens qui connaissaient réellement l’un des voyous peuplant cet endroit. Une attitude qui se révélerait très utile quand ils seraient chargés de faire appliquer la loi.
Je dépassai les apprentis flics, le poste de garde, franchis la cloison de Plexiglas pour rejoindre le côté des prisonniers, puis la porte par laquelle ils venaient d’entrer. Je me retrouvai dans un bloc de cellules sur un seul étage. Les premières que je longeai étaient vides, bien que certains signes les désignent comme occupées : ici une chemise sur le dossier d’une chaise, là un livre de poche ouvert sur un lit. Les détenus devaient être sortis faire quelque chose. Des travaux manuels peut-être, ou de l’ergothérapie, ou de l’exercice, que sais-je encore. Les détails de la vie en prison étaient un mystère pour moi, quoique d’aucuns affirment que j’avais mérité cette expérience à bien des reprises.
J’espérais seulement que Sullivan se trouvait quelque part ici, à la fois parce que ça me faciliterait la tâche et parce que, après ce qu’elle avait fait, je ne voulais plus qu’elle connaisse le plaisir de la vie derrière les barreaux – même pas pour casser des cailloux sous le soleil de plomb du Texas.
Je continuai à longer la rangée de cellules. Il y en avait quelques-unes d’occupées, où le détenu attendait des visiteurs, à moins qu’il y soit détenu en guise de punition, comme un enfant obligé de rester à l’école pendant une sortie éducative. J’avais presque atteint l’extrémité quand un gloussement retentit derrière moi. Je me retournai pour voir une silhouette menue se glisser entre les barreaux d’une cellule. On aurait dit un petit garçon.
L’enfant détala de l’autre côté en me tournant le dos. Puis il marqua une pause et inspecta les cellules des deux côtés. Il serrait les mains devant lui pour y abriter quelque chose. Les cheveux noirs, la peau brune, il portait des habits qui avaient été raccommodés de nombreuses fois, comme on en voyait rarement depuis l’avènement des usines textiles et du prêt-à-porter bon marché. Sa chemise, d’un bleu délavé en gris par les lavages, était trop grande de plusieurs tailles, rapiécée aux coudes, tout comme les genoux de son pantalon trop petit dont les revers effilochés lui arrivaient à mi-mollet. Il était pieds nus.
Je le suivis discrètement, m’arrêtant à quelques mètres de lui pour ne pas l’effrayer. Et ça, j’en étais capable – j’en avais la quasi-certitude. Il devait s’agir d’un fantôme. Et pourtant… eh bien, c’était absurde. Les vêtements du gamin étaient démodés depuis un siècle, mais les puissances divines n’étaient pas assez cruelles pour obliger une âme à passer l’éternité sous la forme d’un enfant. Les jeunes fantômes grandissaient jusqu’à devenir de jeunes adultes avant que le processus de vieillissement physique prenne fin. Et quand les Parques choisissaient des parents pour les enfants fantômes, elles ne sélectionnaient que les meilleurs, ceux qui avaient désiré des enfants de leur vivant sans jamais être exaucés, ou qui avaient regretté de ne pas en avoir plus quand Mère Nature avait fermé leur fenêtre de reproduction. Les enfants fantômes étaient, Dieu merci, assez rares pour que les Parques puissent se permettre de jouer les difficiles, et elles ne choisiraient jamais de gens qui laisseraient leurs enfants vadrouiller dans une prison.
J’émis une de ces toux « pour s’éclaircir la voix » que j’avais promise à Jaime. Le garçon ne remarqua rien. Il se contenta d’approcher de la cellule voisine, de regarder à l’intérieur et de sourire. Puis il se tourna sur le côté et se faufila entre les barreaux, agissant comme si le métal était une barrière physique, mais lorsque son orteil en heurta un, il le traversa comme n’importe quel fantôme. Je m’approchai assez près pour distinguer l’intérieur de la cellule. Dans le lit reposait une jeune femme qui ne devait pas dépasser les vingt ans, les yeux brûlants de fièvre.
Le garçon s’avança jusqu’au bord du lit et ouvrit les mains. Sur sa paume se trouvait une minuscule plume bleue. Il la tendit à la malade, qui se contenta de gémir. Une expression songeuse traversa le visage maigre du gamin, mais ne s’y attarda qu’une seconde avant qu’il retrouve son sourire radieux. Il tendit la main pour déposer la plume sur son oreiller, lui toucha la joue, puis s’approcha des barreaux sur la pointe des pieds et se faufila à travers.
Tandis qu’il ressortait, je m’accroupis pour me mettre à sa hauteur. Il me vit et inclina la tête, un rien perplexe.
— Bonjour, lui dis-je. C’était une très jolie plume. Tu l’as trouvée où ?
Il sourit, me fit signe de le suivre, puis fila comme un bolide.
— Attendez, lui lançai-je. Je ne voulais pas…
Il disparut dans un couloir latéral. Je le suivis. Médée pouvait attendre.
Quand je tournai au coin, le garçon se tenait devant une porte, sautillant impatiemment d’un pied sur l’autre. Avant que je puisse l’appeler, il saisit la poignée de la porte et mima le geste de l’ouvrir. Il fit comme si elle avait bougé et se précipita par cette ouverture imaginaire.
Elle donnait sur un petit couloir aux murs chargés d’étagères et de produits d’entretien. Au bout, on avait condamné une trappe dans le sol. Cette fois encore, le garçon fit le geste de l’ouvrir.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée…
Il s’y engouffra. Je marchai jusqu’à la trappe, m’abaissai à quatre pattes, puis y passai les jambes. Ce genre d’action était délicate, déstabilisante. Comme marcher sur des sols ou s’asseoir sur des meubles dans le monde des vivants. Ça paraît très simple, jusqu’à ce qu’on réfléchisse au fait que ces sols et ces meubles n’existent pas dans ma dimension. Alors qu’est-ce qui empêche les fantômes de passer à travers ? Une illusion volontaire. Si l’on croit que le sol ou la chaise existe, on peut le traiter comme un objet physique, au moins dans le sens où l’on ne tombera pas à travers. Si bien qu’en franchissant cette trappe, je saisis le sol et m’abaissai à travers alors même que je ne sentais rien sous mes doigts.
Alors que mes pieds passaient à travers la porte condamnée, je fis apparaître une boule de lumière. Mes sorts les plus puissants restaient peut-être sans effet dans ce monde-ci, mais je pouvais toujours compter sur les plus simples. Au-delà de la trappe se trouvait une échelle bringuebalante et à moitié pourrie qui menaçait de s’effondrer à la moindre pression. Heureusement, je ne pesais rien ces jours-ci. Je posai donc le pied sur le premier barreau et descendis.
J’atterris dans une minuscule pièce sombre. Les murs de béton suintaient de filets d’eau qui empestaient les égouts. Je promenai ma lumière autour de moi. Rien à voir. Rien que des murs nus et un sol de terre également nu. Je me retournai. Sur le mur, derrière moi, je vis une porte de bois condamnée par des planches. Tandis que je m’en approchais, quelque chose s’enfonça dans la plante de mes pieds et me fit sursauter.
J’abaissai ma lumière pour voir un petit globe vert, à demi enfoui dans la terre. Je me penchai pour le ramasser. Une bille. Vert jade, la surface voilée par les éraflures. Je la retournai dans ma main et souris. Une bille fantôme, comme le fauteuil roulant que Kristof avait fait apparaître dans l’hôpital psychiatrique. Je la fourrai dans ma poche puis franchis la porte.
J’émergeai dans un long couloir. Il était bordé d’un côté par d’épaisses portes de bois renforcées par des bandes d’acier, seulement percées d’une fente à deux tiers de leur hauteur, recouverte d’une plaque métallique.
Quand j’atteignis la troisième porte, j’entendis des pleurs. Je m’arrêtai pour tendre l’oreille. Ça provenait de derrière la porte. Je la traversai et me retrouvai dans une petite pièce de moins de un mètre cinquante sur un mètre cinquante. Sur le sol de bois se trouvait une paillasse moisie, à moitié recouverte par une couverture grossière et rongée par les mites. La pièce était vide, mais j’entendais toujours pleurer. Ça provenait de tous les côtés, comme si les murs eux-mêmes sanglotaient.
— Je ne voulais pas, je ne voulais pas, chuchotait une voix.
— Qui est là ? demandai-je en me tortillant pour tenter d’en localiser la source. C’est toi, mon bonhomme ? Tu n’as rien fait…
— Désolée, désolée, désolée.
La voix était plus forte à présent, et distinctement féminine. Des sanglots déchirants ponctuaient ces excuses bredouillées. J’entrai dans les deux pièces vides, des deux côtés. J’entendais la voix dans chacune, mais elle provenait manifestement de la cellule du milieu.
— Je vous salue Marie, pleine de grâce… (Un sanglot.) Je ne… je ne me rappelle pas. Je vous salue Marie…
— Ohé ? (Je regagnai la cellule du milieu.) Ne vous en faites pas. Je ne vais pas vous faire de mal.
J’obtins pour toute réponse un cliquetis étouffé. Je songeai à la bille dans ma poche.
— Je vous salue Marie, chuchota la voix. Je vous salue Marie, pleine de grâce.
Des perles de chapelet. Le cliquetis de quelqu’un qui égrène des perles de chapelet. Une porte claqua au loin. Avec un hoquet de surprise, la voix ravala sa prière en plein milieu d’un mot. Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir – ceux de lourdes bottes. Je franchis la porte. Il n’y avait personne. Mais j’entendais toujours les pas, de plus en plus bruyants à mesure qu’ils longeaient le couloir dans ma direction.
De l’intérieur de la pièce s’échappa un geignement étouffé. Tandis que je regardais autour de moi, un nouveau bruit remplit l’air, un bruit sourd et régulier, plus bas que les bruits de pas, qui accélérait en approchant. Le battement d’un cœur effrayé.
— Sainte Marie, mère de Dieu.
La prière ne s’élevait plus guère au-delà du murmure, chuchotant tout autour de moi, presque noyée par les battements affolés de son cœur. Les pas s’arrêtèrent devant la porte. Suivit un cliquetis de clés. Un geignement qui paraissait provenir de juste derrière moi. Un bruit de clé dans la serrure.
— Non, non, non, non.
Les gonds de la porte grincèrent et je l’entendis s’ouvrir, mais elle resta fermée. La femme poussa un cri soudain qui faillit me faire bondir au plafond. Je pivotai mais j’étais toujours seule. J’entendis en dessous de moi les grattements affolés de quelqu’un qui se déplaçait sur le sol de bois.
— Je vous salue Marie, pleine de…
Un rire noya sa prière. La porte claqua. La femme hurla. Puis un bruit de coup résonna dans toute la pièce, si fort que je vacillai comme si j’en avais éprouvé l’impact. Nouveau hurlement, cri de peur et de fureur à vous glacer le sang.
Puis le silence retomba.
Je regardai autour de moi, tendue, guettant de nouveaux bruits fantomatiques. Mais je n’entendis que le faible grattement lointain des griffes d’un rat.
Lentement, je quittai la cellule. Le garçon se trouvait à l’extérieur. Je sursautai et lâchai un juron. Il agita un doigt dans ma direction, puis me fit signe de le suivre avec le même doigt et fila.
J’hésitai, le temps de trouver mes repères, puis lui emboîtai le pas.